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Opinion | Abuseurs d’ambassades

Texte de Dario Ciprut, membre de la Coordination contre l’exclusion et la xénophobie. Originalement soumis pour publication dans Le Temps, où il est parule 9 janvier 2013. Une version également amputée des notes a paru dans Le Courrier du 20 décembre et le n°220 du journal de solidaritéS.

Saucissonnage pernicieux, hors d’œuvre maléfique

Le 28 septembre, l’Assemblée fédérale a adopté les mesures d’urgence présentées par la conseillère fédérale socialiste Simonetta Sommaruga. Ce premier volet du découpage de la réforme de la loi sur l’asile (LAsi) par l’héritière, aussi collégiale qu’apostate, des durcissements de Christoph Blocher ne fait qu’anticiper deux potions ordinaires[1], déjà en chantier et gardées en réserve de session parlementaire. L’emblème du cervelas débité illustre à merveille le saucissonnage de ce legs indigeste. La magistrate nous a fait gober la première ration en urgence, inhibant l’effet suspensif du référendum ordinaire. Refuser[2] d’ingurgiter ce hors d’œuvre est, en dépit des esprits effarouchés par le plat de résistance[3], indispensable pour éviter l’intoxication.

Si l’ensemble du menu mérite d’être approfondi, nous ne traitons ici que de l’apéritif: l’abrogation de toute procédure d’asile à partir d’une ambassade suisse.

Pseudo-exception helvétique

Le conseil fédéral affirme sans sourciller dans son message[4] sur l’ensemble de la révision projetée que: « la Suisse est aujourd’hui le seul Etat européen à admettre le dépôt d’une demande d’asile auprès de son ambassade dans le pays de provenance concerné« .

Mettre fin à cette exclusivité paraît d’autant plus décisif à nos autorités, pourtant plus gourmandes d’exceptionnalité humanitaire que fiscale ou bancaire, qu’il s’agit du seul argument proprement dit à figurer au condensé du dit message. S’aligner sur les moins-disants des européens suffirait à ruiner une réputation qu’un simple balayage de Toile démontre pourtant reposer sur de l’esbroufe.

Le cas de la France

Par exemple, les demandeurs peuvent, sur accord de l’organisme compétent[5], obtenir à l’étranger un visa de long séjour « au titre de l’asile », qui permet d’entrer légalement en France y déposer la demande[6]. Des sites d’information aux migrants tels minu.me/7mkx ou minu.me/7mky l’attestent. Mieux, le site officiel vosdroits.service-public.fr/F2232.xhtml précise: : «si l’étranger est porteur d’un visa de long séjour délivré au titre de l’asile, la préfecture lui remet un récépissé de 6 mois, mention étranger admis au titre de l’asile », l’autorisant à travailler.

… et d’autres pays

Autre exemple, la Suède a ouvert début juillet l’ambassade d’Ankara et le consulat d’Istanbul aux ressortissants syriens (voir minu.me/7mn7). Rechercher en plusieurs langues permettrait d’étendre la liste des pays européens où existent des dispositifs ne diffèrant que marginalement de celui en vigueur jusqu’ici dans nos ambassades[7].

De qui se moque-t-on? ?

Gloriole surfaite à part, invoquer l’urgence d’évincer 2.1% de demandeurs additionnels en moyenne depuis 2006 (4% en 2011, pic absolu en 33 ans d’existence)[8] abuse une opinion que les experts galonnés auraient dû alerter. Députés, chroniqueurs, et médias ont été complices, ou sujets à vanité nationaliste, au point d’omettre de vérifier les informations biaisées que leur ont hypocritement servies les autorités.

Cynisme à contre-courant

Pourquoi céder du terrain aux éternels trépignements de l’UDC[9] qui avait il y a cinq ans, afflux aux ambassades aidant, poussé l’ODM à mettre illégalement sous le boisseau 7 à 10’000 demandes d’asile irakiennes déposées au Caire et à Damas[10], sinistre prologue à l’abrogation actuelle de ce droit?

Pour d’évidentes raisons géopolitiques, les demandes ont dans la région pris l’ascenseur en 2006[11]. Le rôle, minoritaire, des ambassades dans cet afflux, a précipité la course des autorités à la baisse de l’attractivité supposée de notre « pays de cocagne[12] », apparemment peu affectée par les précédents volets de durcissements.

En abolissant aujourd’hui, après d’autres[13], la possibilité d’adresser une demande d’asile depuis l’étranger, la Suisse va carrément à contre-courant d’une évolution reconnue indispensable au niveau de l’UE[14]. L’absence d’accès légal au territoire européen pour les demandeurs de protection internationale constitue une véritable prime à la clandestinité et aux profiteurs d’un marché que les barricades rendent toujours plus lucratif. Elle est responsable de plusieurs milliers de morts tragiques[15] des plus vulnérables.

A l’heure où l’urgence de mécanismes légaux d’entrée et l’indépendance des procédures par rapport au mode d’arrivée est reconnue, des commentateurs mal inspirés minimisent la portée d’une abolition qu’ils tiennent pour plus symbolique que substantielle (sic)3. Ils s’abritent derrière la possibilitê de visas humanitaires alors que la récente majorité de somaliens et érythréens, faute de représentation suisse, vient d’en être exclue. Refouler ces demandes dès 2006 aurait envoyé plus de mille authentiques réfugiés à la noyade: macabre symbolique[16].

Urgence suspecte, provisoire durable

L’Office fédéral de la Justice, sollicité par la commission des institutions politiques du Conseil des Etats, estimait les conditions constitutionnelles de l’urgence imparfaitement remplies. Mme Sommaruga a passé outre. Pire encore, ce même office met en garde que l’abolition d’une procédure existante, telle celle des ambassades, au contraire des nouvelles dispositions de la loi votée en urgence,  caduques après 3 ans faute d’adoption en ordinaire, aurait valeur définitive même sans mention dans la future révision.

Bel argument en faveur du référendum, seul moyen de ne pas subrepticement pérenniser cette mesure intolérable.

Conclusion

C’est en rejetant d’authentiques candidats à l’asile[17], sans aucunement contribuer à l’indispensable accélération des procédures, que le gouvernement entend aujourd’hui résoudre un afflux qu’il a renforcé en étranglant l‘immigration légale de travail ou le regroupement familial et détournant le droit d’asile de son but. Les vrais abuseurs du droit d’asile sont tout trouvés: ils sont au gouvernement.

Dario Ciprut


[1] Dans la séquence parlementaire de la révision Lasi, prêtant à confusion, le volet urgent s’intitule Projet 3. Le Projet 1 est en cours d’adoption par les chambres alors que le Projet 2 est en début de marathon. Suivront inexorablement, dans le même registre, les modifications entraînées dans la loi sur les étrangers (LEtr) et la prise en compte des initiatives brandies par l’UDC dès qu’une de leurs marottes ne passe pas la rampe.

[2] Le référendum a été lancé par les Jeunes Verts suisses dès la ratification et court après 50’000 signatures jusqu’au 17 janvier 2013. Suivre ses développements nationaux et romands sur fr.asyl.ch.

[3] Voir p.ex. notre critique de la position de Jean-Daniel Delley sur Domaine Public.

[4] Message du 26 mai 2010 à l’issue des procédures de consultation.

[5] Il s’agit de l’Office Français de Protections de Réfugiés et Apatrides (OFPRA).

[6] Les préfectures sont tenues de délivrer un récépissé permettant au requérant de travailler d’ici décision.

[7] Nous n’évoquerons pas plus les possibilités du même genre offertes par les représentations du Canada ou des USA, ni surtout celles de l’asile diplomatique en usage dans nombre d’ambassades latino-américaines (refuge dans les locaux consulaires sous privilège d’exterritorialité récemment illustrées par le cas Assange à l’ambassade londonienne de l’Equateur).

[8] La procédure de demande d’asile depuis l’étranger remonte à 1980. Très précisément, 899 des 6282 demandeurs depuis les ambassades sont effectivement entrés aprês autorisation contre 22551 requérants depuis la Suisse, selon les données au 25.10 du système d’information central sur la migration (SYMIC), référencées sur www.asyl.ch. L’étiage des entrées s’établit de 2006 à nos jours à une moyenne encore bien inférieure de 346 entrées par an, soit 2.1% du total émanant du pays.

[9] L’UDC agglomère dans la stigmatisation migration du travail, délinquance organisée, étrangers installés, pendulaires et réfugiés. Elle attise l’exaspération bien réelle provoquée parfois ci et là par des occupants de foyers où se déversent les centres fédéraux sous-équipés (1400 places disponibles, 6’000 réclamées par le dernier groupe de travail pour pouvoir héberger plus que les deux semaines actuelles avant dispersion dans les cantons et atteindre l’objectif moyen de 100 jours pour une demande ordinaire, et 140 en cas de procédure dite Dublin). Entassement et promiscuité forcée de populations disparates, isolement social et linguistique, désert de l’encadrement social, interdiction de travailler propice au vagabondage et au trafic, angoisse d’attentes interminables sur son destin, voilà de quoi, après le traumatisme de l’exil et la fuite de violences guerrières, rendre souvent cet hébergement, qualifié d’Eldorado par les aboyeurs populistes, abominable et criminogène. Sur l’explication de la surreprésentation étrangère dans les statistiques de la délinquance même lorsqu’elle échappe exceptionnellement au biais du ciblage des politiques de répression, lire l’excellent papier du prof. A. Kuhn et mon propre article à propos de l’initiative UDC du « renvoi des étrangers criminels » en 2010.

[10] Voir les attendus de l’affaire du rapport du juge Féraud divulguée en janvier 2012 p.ex. sur le site Vivre-Ensemble.

[11] Il s’agit avant tout de sri-lankais, colombiens, somaliens, érythréens, irakiens ou turcs, puis libyens, tunisiens et syriens. Sur 22551 demandes d’asile déposées en Suisse en 2011, près de 28% s’y ajoutaient par une voie diplomatique qui plafonnait avant 2005 au dessous des 10%.

[12] C’est encore la représentation qu’en donnait le Temps du 20 août sous la plume de Valérie de Graffenried.

[13] Il y a une dizaine d’années, Autriche, Danemark, Hollande et Espagne ont renoncé à des procédures similaires.

[14] Voir notamment le récent rapport du Conseil Italien des Réfugiés (CIR) pour le projet « E.T. Entrée du territoire: : exploration de formes alternatives de requérir l’asile».

[15] En 2011, selon le même rapport, plus de 2000 adultes et enfants ont trouvé la mort rien que dans le canal de Sicile, où au moins 5% des réfugiés libyens ont disparu corps et bien en tâchant d’atteindre l’île de Lampedusa. Depuis 1998, ce sont plus de 20’000 décès dûment comptabilisés pour atteindre les rives européennes.

[16] En extrapolant 5% de disparitions si les réfugiés admis au statut ou provisoirement avaient tenté leur chance par Lampedusa au lieu de joindre une ambassade.

[17] Ceux qui passent le filtre en ambassade et se présentent en Suisse bénéficient historiquement d’un taux beaucoup plus élevé de reconnaissance ou d’admission provisoire que les demandeurs depuis le territoire. Ils ont donc de l’aveu même des autorités un besoin reconnu de protection.