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Notre regard

Vers la privatisation des procédures d’asile?

Depuis plusieurs années, certaines tâches relatives à la prise en charge des demandeurs d’asile ont été privatisées, notamment en ce qui concerne l’hébergement et l’octroi de l’aide sociale. Cette tendance s’est nettement renforcée avec les dernières modifications de la Loi sur l’asile (LAsi) et de ses ordonnances d’application.

Extrait de Caricartoon Exil
Extrait de Caricartoon Exil

De longue date, des entreprises privées ont été chargées de maintenir la sécurité ou d’assurer l’administration et l’encadrement dans les centres d’enregistrement et de procédure, ainsi que dans les logements des aéroports (art. 26 LAsi). Dès fin 2008, dans le cadre de la mise en œuvre des accords d’association à Schengen et à Dublin, l’Office fédéral des migrations (ODM) a même été autorisé à déléguer à des tiers le traitement de données biométriques (art. 98 al.1bis LAsi), possibilité dont il a fait usage.

Ce qui relève de la puissance publique

Avec les mesures urgentes adoptées en septembre 2012, l’ODM peut également confier à des entreprises privées les tâches destinées à assurer le fonctionnement des «centres spécifiques» pour les personnes récalcitrantes, à l’exception de l’audition du candidat réfugié (art. 26 al. 2ter LAsi). Il en va de même pour les centres fédéraux de procédure (art. 10 al. 1 OTest). L’Ordonnance 1 sur l’asile (OA1) exclut en principe de déléguer les «tâches qui relèvent de la puissance publique» (art. 17 OA1 récemment modifié).

Les modifications de la LAsi adoptées en décembre 2012 ont poursuivi sur cette lancée. Ainsi, on a prévu une «phase préparatoire», au cours de laquelle doit se tenir un «entretien de conseil» avant l’ouverture d’une procédure d’asile (art. 25a LAsi). Destinée à examiner avec la personne concernée si sa demande d’asile est conforme à la loi et suffisamment justifiée, cette mesure vise implicitement à favoriser un retrait de la demande et son classement sans décision formelle. Or, cet entretien pourra être confié à des tiers. De même, l’ODM pourra déléguer à des entreprises privées les «tâches médicales nécessaires» à l’établissement des faits médicaux qui devront désormais être immédiatement annoncés lors du dépôt de la demande d’asile (art. 26bis al. 2 LAsi). L’aide sociale à charge de la Confédération pourra également être déléguées à des tiers (art. 80 al. 2 LAsi).

Ces nouvelles possibilités de délégation au privé de décembre 2012 ne sont pas encore formellement entrées en vigueur. Mais les ordonnances d’application des mesures urgentes en ont déjà intégré certains aspects. Ainsi, recueillir les données personnelles du demandeur d’asile, relever ses empreintes digitales, le photographier, saisir d’autres données biométriques le concernant, établir une expertise visant à déterminer son âge, vérifier ses moyens de preuve, ses documents de voyage et papiers d’identité, ou encore prendre des mesures d’instruction concernant sa provenance et son identité, soit les opérations que doit mener l’ODM durant la phase préparatoire, pourront être confiées à des tiers (art. 15 al. 2 et al. 5 OTest). De même, l’octroi de l’aide sociale, les soins de santé et l’enseignement de base pourront être délégués (art. 31 OTest, en dérogation à l’art. 80, al. 2, LAsi).

On pourrait rétorquer que, comme indiqué plus haut, les tâches privatisées ne relèvent en principe pas de la puissance publique. Quel mal y aurait-il donc à en décharger l’ODM? La question est précisément de savoir ce que comprend l’article 17 OA1. En effet, maintenir la sécurité, accorder l’aide sociale, avoir des pouvoirs étendus en matière de données biométriques ne sont-elles pas des tâches qui relèvent précisément de la puissance publique? Que dire des mesures d’instruction prévues par l’art. 15 al. 2 OTest, ou des tâches nécessaires à l’établissement des faits médicaux? S’agissant des «entretiens de conseils », verra-t-on des agent.e.s de sécurité examiner le bien-fondé d’une future demande d’asile avec des personnes à peine arrivées en Suisse et potentiellement traumatisées? La gestion de centres destinés aux personnes «récalcitrantes» ne préfigure-t-elle pas une privatisation des prisons, évoquée par certains milieux politiques inspirés des pratiques – souvent critiquées – prévalant aux USA?

Contrôle et protection juridique

N’oublions pas que tous ces «tiers» délégataires sont des sociétés orientées sur le profit. Comment s’assurer qu’elles ne privilégieront pas leurs propres intérêts au détriment de ceux des demandeurs d’asile? D’ailleurs, quelle protection juridique sera offerte face à leurs décisions?

Il conviendra dans tous les cas de se montrer très attentifs à l’évolution concrète de la situation. Souvenons-nous que de sérieux problèmes ont été dénoncés dans les pratiques de la société anonyme ORS, chargée de l’hébergement et de l’aide sociale dans de nombreux cantons et dans les centres d’enregistrement.

Christophe Tafelmacher