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Notre regard

Ambassade | Une réforme en trompe-l’oeil

Louise Productions

«Le Conseil fédéral tient à ce que les personnes dont la vie ou l’intégrité corporelle est directement menacée puissent continuer de trouver protection en Suisse grâce à un visa humanitaire. Lorsqu’une personne est manifestement exposée à une grave menace dans son pays d’origine ou son pays de provenance, les autorités compétentes lui établiront un tel visa humanitaire. En d’autres termes, nous continuerons d’accorder notre protection aux personnes véritablement persécutées.» (1) Voilà ce qu’affirmait, durant la campagne référendaire en vue de la votation du 9 juin, la Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, pour appuyer les arguments en faveur de la suppression des demandes d’asile auprès des ambassades.

Suite au naufrage survenu au large de Lampedusa le 3 octobre dernier, la cheffe du Département fédéral de justice et police a évoqué la possibilité de réintroduire la procédure d’ambassade, ajoutant que «la Suisse ne pouvait l’envisager seule» et que «cela devrait être discuté au sein des Etats membres de Schengen» (2).

Pourquoi ce revirement? Les visas humanitaires n’offriraient-ils pas une protection comparable aux procédures d’ambassade pour les «vrais réfugiés» et les «personnes vulnérables»?

Depuis octobre 2012, donc l’entrée en vigueur de la mesure, 17 visas humanitaires ont été accordés – dont 15 à des ressortissants syriens (3) – et 56 préavis négatifs ont été formulés (4). Quant aux demandes auprès des ambassades, entre 2006 et 2012, 2915 personnes ont reçu l’autorisation d’entrer en Suisse pour y déposer une demande d’asile. Et plus de 60% d’entre-elles ont obtenu une protection. La différence parle d’elle-même.

Barrières administratives

«Un visa pour raisons humanitaires peut être délivré si, dans un cas d’espèces, il y a lieu d’estimer que la vie ou l’intégrité physique d’une personne est directement, sérieusement et concrètement menacées dans son pays d’origine ou de provenance. L’intéressé doit se trouver dans une situation de détresse particulière qui rend indispensable l’intervention des autorités, d’où la nécessité de lui accorder un visa d’entrée en Suisse. (…) Si l’intéressé se trouve déjà dans un Etat tiers, on peut considérer en règle générale qu’il n’est plus menacé.» (5)

Robert Cramer, Conseiller aux États genevois et président de la Commission des institutions politiques qui a débattu du projet de loi au Parlement, nous a confirmé que les personnes se trouvant dans un pays tiers sont «en principe» considérées comme n’étant «plus menacées» et que les exceptions sont très «restrictives».

Ainsi, pour déroger à la règle du «en général», le requérant doit démontrer la persistance des menaces ou des persécutions personnelles dans le pays où il se trouve au moment du dépôt du dossier. A noter qu’il doit se présenter personnellement à l’ambassade. (6) Or, certains pays en conflit, comme l’Erythrée et la Somalie – qui représentaient 45% des demandes jusqu’à l’abrogation de cette possibilité (7) – ne disposent pas de représentation suisse. L’obstacle est donc évident.

De plus, il est des situations collectives particulièrement tragiques: on pense notamment ici aux Érythréens menacés d’enlèvement dans les camps de réfugiés au Soudan ou de traite lors de leur traversée du Sinaï (8). Pour eux, point de dérogation collective, chaque demande fait l’objet d’un examen circonstancié. Le «en règle générale» reste de mise: ils se trouvent dans un pays tiers, ils ne sont donc plus menacés.

Pratiques douteuses légalisées

Enfin, si les demandes aux ambassades étaient jusqu’ici traitées par l’ODM, ce sont les fonctionnaires d’ambassade qui délivrent les visas humanitaires. «La plupart du temps, ce sont les employés locaux qui interviennent en première ligne, bien que, en principe, ce soit toujours un agent transférable du service consulaire du DFAE qui prend la décision finale sur les demandes de visa.» (9) Dans des contextes de tensions ethniques ou religieuses, dans lesquelles ces employés locaux peuvent être de parti-pris ou perçus comme tels, une telle organisation et une telle marge de manœuvre dans la prise de décision comportent un risque, à la fois de dissuasion à l’égard du dépôt d’une demande d’asile, et d’arbitraire. «Si la représentation estime en revanche que des motifs humanitaires ( …) n’existent pas, elle refuse la demande dans sa propre compétence au moyen du formulaire Schengen prévu à cet effet.» (10) On comprend ici mieux pourquoi l’ODM ne dispose pas d’informations sur le nombre de demandes de visas humanitaires déposées. Une manière de se laver les mains sur les refus d’entrer en matière par les fonctionnaires des ambassades et de se prémunir contre toute critique en cas de demandes non traitées? Dans son rapport d’enquête sur l’affaire des 10’000 demandes d’asile d’Irakiens déposées aux ambassades suisse de Syrie et d’Égypte et non-traitées par l’ODM, Michel Ferraud relève:

«Si elle est acceptée, la proposition du Conseil fédéral (de supprimer les demandes déposées auprès des ambassades) permettra d’empêcher que des faits du type de ceux qui font l’objet de la présente enquête se reproduisent.» (11)

La loi avait alors été  violée. Désormais, elle ne l’est plus.

Angèle Bilemjian


Notes:

UNHCR / G.Beals
UNHCR / G. Beals

)1) «Votation populaire du 9 juin 2013, modifications urgentes de la loi sur l’asile: déclaration de la Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga», Conférence de presse du 25 mars 2013.

(2) «Un nouveau naufrage au large de la Sicile fait des dizaines des morts», RTS Info Monde, 13.10.2013.

(3) Syrie: Informations actuelles – Entrée en Suisse, site de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés, état au 25 novembre 2013.

(4) L’ODM dit ne pas connaître le nombre de demandes déposées. Statistiques de l’ODM, établies sur la base de relevés manuels, communiquées par la porte-parole francophone de l’ODM, Céline Kohlprath.

(5) Directive de l’ODM régissant l’examen des demandes de visa humanitaire, 28 septembre 2012, article 2.

(6) Ordonnance sur l’entrée et l’octroi de visas, art. 10 paragraphes 1 et 2.

(7) ODM, Céline Kohlprath.

(8) Vivre Ensemble, n°140 Chronique Monde.

(9) Rapport annuel 2005 des Commissions de gestion et de la Délégation des Commissions de gestion des Chambres fédérales.

(10) Directive de l’ODM du 28 septembre 2012,ch. 3.

(11) Rapport sur les demandes d’asile déposées par des ressortissants irakiens dans les représentations suisses de Damas et du Caire entre 2006 et 2008, Michel Feraud, 22 décembre 2011.

Dans sa communication, l’ODM indique «une reconnaissance de 4.5% des demandes déposées à l’étranger». Ce qu’il ne met pas en avant, en revanche, c’est que sur les quelque 3’8571 demandes déposées aux ambassades entre 2006 et 2012, plus de 10112 sont toujours pendantes. Ce qui biaise le taux de reconnaissance: sur 10 dossiers, si vous parlez d’un seul dossier accepté, mais que vous ne tenez pas compte des 5 dossiers non examinés, la réalité est quelque peu déformée …

Ce que nous pouvons retenir avec certitude, sur base des données transmises par l’ODM, c’est que grâce à cette procédure, 2915 personnes ont pu obtenir une autorisation d’entrée en Suisse. Parmi celles qui ont effectué le voyage (2815), 430 personnes ont obtenu une admission provisoire et 1303 un statut de réfugié. Ceci correspond à une reconnaissance du besoin de protection de plus de 60%. L’ODM, qui considère les admissions provisoires comme des rejets, parle pour sa part de «40%».

Angèle Bilemjian