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Observatoire de la vie politique turque | La Turquie face au défi de l’augmentation du nombre des réfugiés syriens

En juillet 2012, le ministre des Affaires étrangères de la République de Turquie, Ahmet Davutoğlu, écrivait pour le Center for Strategic Research of the Ministry of Foreign Affairs of the Republic of Turkey (le think tank officiel de la diplomatie turque) : « Étant donné que sa région est le théâtre d’un processus de démocratisation en cours, la Turquie continuera de chercher à maintenir un équilibre entre la promotion des valeurs démocratiques et la défense de ses intérêts nationaux ».

Article de Justine Lemahieu publié sur le blog « Observatoire de la vie politique turque« , le 15 juillet 2013. Cliquez ici pour lire l’article sur le site de l’Observatoire.

Difficile arbitrage pourtant que celui-ci ! En témoigne l’évolution de l’attitude de la Turquie à l’égard du conflit syrien, et en particulier de l’épineuse question de l’accueil des réfugiés qui en découle. Jusqu’à très récemment, Ankara apparaissait comme l’une des figures de proue régionales de la lutte contre le régime de Bachar al-Assad, et de la dénonciation des atteintes de ce dernier aux droits de l’homme. La France, la Grande-Bretagne et les États-Unis ayant réclamé auprès des instances internationales une enquête concernant l’usage possible de gaz sarin par les forces armées fidèles au régime de Damas, c’est ainsi sur le territoire turc que les experts en armes chimiques de l’ONU se sont retrouvés le 27 juin dernier, pour entamer leurs investigations. La prise en compte des « valeurs démocratiques » et la protection de la population syrienne, notamment civile, apparaissaient ainsi au cœur des préoccupations turques.

Pourtant au début du mois (1er juillet 2013), l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch a indiqué dans un rapport publié sur son site Internet que l’Irak, la Turquie et la Jordanie refusaient désormais l’accès à leur territoire aux réfugiés syriens fuyant les combats. La Turquie mènerait ainsi depuis plusieurs mois une politique de fermeture quasi-systématique des points de passage entre les deux pays, et ne laisserait entrer que peu de Syriens par les postes restés ouverts. Plusieurs milliers de réfugiés se retrouveraient ainsi bloqués aux frontières, dans une situation précaire et un environnement dangereux. Ankara a toujours démenti, antérieurement à ce rapport, une remise en cause de sa politique d’accueil des réfugiés, mais eu égard à la situation actuelle, on conçoit qu’au sein de l’ « équilibre » défini par Ahmet Davutoğlu, la balance puisse se mettre à pencher vers la défense des intérêts nationaux, et un relatif désengagement de la Turquie.

L’hypothèse est d’autant plus plausible que les réfugiés constituent un fardeau de plus en plus lourd pour le pays. Financier, bien sûr : le nombre de réfugiés syriens a doublé depuis le début de l’année 2013, étant actuellement évalué à plus de 400 000 sur le territoire turc, ce qui correspond à autant de personnes à nourrir, soigner et loger. Mais aussi sécuritaire. Le souvenir du double attentat de Reyhanlı, le 11 mai dernier (cf. notre édition du 15 mai 2013), qui avait fait plus de 50 victimes dans cette ville frontalière accueillant de nombreux réfugiés, n’a pas été oublié par le gouvernement de Reccep Tayyip Erdoğan. L’éventualité d’un nouvel attentat de ce type est devenue l’un des cauchemars du gouvernement turc, tant la frontière est devenue poreuse au cours des derniers mois. Au cours du seul mois de juin, l’armée turque aurait ainsi intercepté près de 12 000 migrants illégaux tentant de pénétrer en Turquie depuis la Syrie. Par ailleurs, face à la situation périlleuse qui prévaut au Liban, seul pays qui semble avoir gardé une « politique de portes ouvertes pour les réfugiés », selon le rapport de Human Rights Watch, et qui fait face à des tensions multiconfessionnelles sur fond de conflit syrien, le gouvernement turc est incité à voir dans les réfugiés un véritable risque pour la stabilité du pays, alors que celui-ci est déjà fragilisé par le mouvement de contestation interne « Occupy Gezi », qui depuis le début du mois de juin crée un climat politique tendu dans plusieurs grandes villes turques.

Plus encore, alors que selon une récente étude des Nations Unies, la Turquie est passée en un an de la 59ème à la 10ème place dans le classement des pays accueillant des réfugiés, la prudence dont fait preuve le gouvernement turc témoigne probablement de la prise de conscience d’un risque de « palestinisation » de la situation des réfugiés syriens dans la région. Alors que les projections de l’ONU estiment à un million le nombre de réfugiés sur le territoire turc d’ici la fin de l’année, la Turquie pourrait se retrouver dans la situation du Liban, ou de la Jordanie, qui ont vu, comme l’on sait, s’installer durablement sur leur territoire des réfugiés dont les chances de retour se sont amenuisées au fil des ans. Le gouvernement turc veut absolument éviter une réédition de ce scénario, en limitant donc l’entrée des réfugiés syriens sur son territoire, et a fortiori la création de camps, synonymes d’une installation plus pérenne. Car si le conflit se poursuit, les réfugiés syriens ne pourront pas rentrer chez eux avant plusieurs années, et à terme ne le voudront peut-être plus. Or les camps de réfugiés ne sont pas toujours facile à gérer et à contrôler pour le pays d’accueil. Pouvant devenir un lieu de trafics ou de recrutement d’activistes divers et variés, ils sont souvent perçus par les pays d’accueil comme des facteurs potentiels de déstabilisation. S’ajoutent à cela les polémiques et les sujets de discorde suscités par le soutien financier apporté aux réfugiés, leur insertion sur le marché du travail, leur accès aux systèmes éducatif et de santé… voire leurs demandes de naturalisation.

Confronté à ce problème délicat, au moment où une nouvelle hausse spectaculaire du nombre de réfugiés se profile, le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan est enclin à faire preuve de prudence, et doit arbitrer entre son inclination première à porter assistance à des populations civiles fuyant les combats, et la nécessaire prise en compte d’une modification des équilibres démographiques dans le sud-est du pays. Ahmet Davutoğlu écrivait encore en juillet 2012, toujours pour le Center for Strategic Researchof the Ministry of Foreign Affairs of the Republic of Turkey : « la défense scrupuleuse de nos intérêts nationaux ne nous empêchera pas de mener une politique étrangère fondée sur des valeurs fortes. » Eu égard à la tournure prise par la crise syrienne, il n’est pas sûr que le gouvernement turc puisse continuer éternellement à faire prévaloir cet engagement généreux sur la réalité inquiétante d’un phénomène migratoire qu’il ne maîtrise pas.