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Notre regard

Editorial | «Seul est libre qui use de sa liberté» (préambule de la Constitution fédérale)

Jamais je n’aurais pense que la propagande de quelques-uns puisse avoir une telle influence sur les mille personnes présentes ce soir-là. Et avec un peu de recul, c’est ce qui m’effraie le plus. Des gens qui étaient simplement allés à cette soirée pour poser des questions ou mettre en avant des arguments raisonnables n’ont tout simplement plus ose prendre la parole. Même le prêtre de la paroisse s’est abstenu de s’exprimer, et il s’en est excusé par la suite. La syndique d’un village voisin, qui avait fait preuve d’ouverture a l’annonce du projet, a été menacée. Ça, c’est un changement fondamental et je ne pensais pas que c’était possible dans notre pays qui se vante de sa démocratie. Dans ce sens, cette soirée restera un événement historique.
Hugo Fasel, directeur de Caritas, Le Temps, 16 mars 2015

Les événements survenus à Fribourg lors d’une réunion d’information à propos de l’ouverture d’un centre fédéral pour demandeurs d’asile tels que les analyse Hugo Fasel, directeur de Caritas, ne sont sans doute pas inédits en Suisse. Rejet des étrangers, peur d’une invasion fantasmée sont des thématiques traitées plus qu’à leur tour dans ces colonnes. Mais ce sont ici l’effet de foule, l’intimidation et l’absence d’espace pour tout dialogue et opinion divergente qui méritent notre attention.

Ils démontrent à quel point le mythe d’un «peuple souverain» dictant sa volonté à l’ensemble des institutions politiques dont l’UDC s’est fait l’étendard constitue une menace pour la démocratie. Et combien la fameuse «volonté populaire», nouvelle formule magique brandie pour clouer le bec des élu-e-s, se doit d’être remise à la place que lui octroie la Constitution fédérale: parmi les autres organes démocratiques, instances dont elle doit respecter les pouvoirs, et dans les limites que constituent les droits fondamentaux.

Reste que ces organes ne sont pas toujours à la hauteur du pouvoir et de la responsabilité dont ils sont investis. Ainsi de l’invalidation d’initiatives pouvant s’avérer contraires aux droits fondamentaux, que le Parlement répugne d’appliquer pour ce seul motif. Il laisse alors au «peuple» le soin de trancher, parfois sous le coup d’émotions exacerbées, et aux instances juridiques internationales la responsabilité d’en restreindre le champ d’application.

A défaut d’avoir invalidé l’initiative sur le renvoi des criminels étrangers -qui introduit un automatisme retirant au juge toute marge de manœuvre en matière de pesée d’intérêt et de proportionnalité- le Parlement vient d’introduire un (léger) frein, entaillant cet automatisme. Sursaut tardif.

Le vote du 9 février exprimait-il une volonté homogène? N’est-il pas piquant de noter à quel point la «volonté du souverain» est interprétée selon les desiderata de chacun: après avoir œuvré pour que le «peuple» limite le droit et les possibilités de travail des demandeurs d’asile et des personnes admises provisoirement, l’UDC reproche aujourd’hui à ces derniers d’être trop peu à travailler. De même, c’est l’UDC et le PLR qui ont milité au Parlement pour déclarer «urgentes» des modifications de la loi sur l’asile sur lesquelles le peuple s’est prononcé le 9 juin 2013. Vote favorable à l’ouverture de centres fédéraux sans l’accord des communes, comme à Chevrilles.

Quant aux exécutifs, ils sont censés se hisser au-dessus de la mêlée. Etre exemplaires, au sens propre du terme, et favoriser la cohésion sociale. A l’inverse du Conseiller d’Etat vaudois Monsieur Leuba à la radio romande qui, flattant l’égo des «indigènes», prétend que ceux-ci ne supporteraient pas que des «requérants» soient mieux logés que dans des abris PC alors que sévit une crise du logement (RTS 22.02.15). Ou de son homologue genevois Monsieur Poggia, en pleine séance du Parlement genevois, chauffant les foules dans une stature de chef de clans.

Dans cette configuration, le pouvoir judiciaire et les droits fondamentaux inscrits dans la Constitution et garantis par la CEDH restent les seuls remparts contre la haine, l’exclusion, la xénophobie, l’antisémitisme, le racisme, mais aussi pour nos libertés et la démocratie. Ce n’est pas un hasard si l’UDC les a choisis comme cibles de sa campagne pour les prochaines élections fédérales. Seul est libre qui use de sa liberté, indique le préambule de la Constitution fédérale. Celle de s’exprimer librement dans une assemblée comme celle qui s’est tenue à Fribourg n’allait visiblement pas de soi.

Sophie Malka


Note:

(1) Claude Alain Voiblet, vice-président de l’UDC suisse, leur reproche de trop recourir à l’aide sociale (RTS, Journal du matin 12.08.2014). Les restrictions à l’accès au marché du travail qui frappaient les personnes admises provisoirement ont été supprimées en 2007, mais la précarité du statut constitue un frein à l’embauche, y compris de l’avis des employeurs (Vivre Ensemble, n°149).