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Notre regard

Aide en cash, une analyse de Gilles Carbonnier

Alors qu’en Suisse, le législateur et les autorités fédérales mettent tout en œuvre pour étendre au maximum l’aide «en nature» pour les demandeurs d’asile, en particulier dans la mise en place de la restructuration de la loi sur l’asile, une approche inverse a été déployée par les organisations humanitaires pour soutenir les Syriens réfugiés au Liban, en Turquie ou en Jordanie. L’expérience avait déjà été faite, mais jamais à une telle échelle et sur une telle durée, explique le Pr Gilles Carbonnier, qui consacre un chapitre de son prochain livre Humanitarian Economics aux conditions de mise en place de ce mode d’aide au Liban, où il a mené une étude fin 2014. Plus d’un million de réfugiés reçoivent aujourd’hui une aide «cash». Chaque mois, le montant d’assistance individuel est crédité sur une carte ATM avec laquelle les réfugiés peuvent retirer de l’argent quand ils le souhaitent. Coordonné par le HCR, le programme implique tant les agences onusiennes et des ONG de terrain que des acteurs privés locaux comme des banques libanaises et quelque 400 commerces agréés pour fournir des produits alimentaires et non alimentaires (1), dispersés dans tout le pays. Interview.

Comment et pourquoi a été prise la décision de passer à l’aide en cash pour les réfugiés syriens?

L’arrivée de réfugiés syriens au Liban a fait croître la population résidente au Liban de quelques 30%, avec des besoins accrus en biens et services. Pour mettre en place un programme d’aide en cash, il fallait s’assurer que le marché libanais puisse répondre à cette demande sans induire de hausse des prix. Fournisseurs, petits et moyens commerces et banques ont été très réactifs – le Liban est un pays de commerçants et les marchés fonctionnent bien. L’argent a ainsi été injecté dans l’économie locale, des emplois ont été créés, ce qui a facilité dans un premier temps l’accueil des réfugiés.

Quels sont les avantages de l’aide en espèce?

Pour les bénéficiaires, gagner de l’autonomie, retrouver une dignité mise à mal par la situation qu’ils vivent. Ils achètent ce dont ils ont besoin, quand ils en ont besoin. Plus nécessaire de se déplacer jusqu’aux points de distribution de l’aide humanitaire: ils vont au distributeur de billets et au magasin du coin, comme tout-le-monde. Ils échappent à la stigmatisation que représentent ces queues interminables aux lieux de ravitaillement. Une expérience vécue comme dégradante sur le long terme. C’est aussi une façon de mieux répondre à leurs besoins. On a souvent retrouvé une partie importante de l’aide alimentaire «imposée» revendue sur les marchés par les bénéficiaires, ceux-ci souhaitant acheter les biens dont ils ont besoin, y compris non-alimentaires. Ceci a d’ailleurs pour risque de ruiner les producteurs locaux: l’aide alimentaire distribuée par les organismes d’aide humanitaire sont souvent des produits importés, provenant des surplus des pays industrialisés. Revendus à bas prix, ils font s’effondrer les prix agricoles sur les marchés locaux, ce qui peut être désastreux pour les agriculteurs et marchands touchés. Enfin, pour les organisations d’aide, une fois mis en place, ce système d’aide en cash permet de limiter tous les frais annexes. Plus besoin de transport, de stockage, de personnel pour l’organisation de la distribution, etc. L’essentiel des fonds dédiés aux programmes va aux bénéficiaires.

Quelles sont les limites et inconvénients du système d’ «aide en cash»?

L’incapacité du marché local de répondre à la demande peut être une contre-indication, car elle conduirait à une hausse des prix nuisible à la société d’accueil. Le risque de détournement de fonds? Il existe certes, mais c’est aussi le cas avec l’aide en nature. Et l’argent peut parfois être plus facilement traçable. Enfin, sa flexibilité, qui est un atout comme un risque. Le cash assistance peut être mis en place et démantelé très rapidement. En décembre 2014, le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies a annoncé qu’il allait cesser le versement de l’aide alimentaire basée sur des transferts de cash à des millions de réfugiés syriens faute de donateurs. Le coup de semonce a porté, puisque les dons ont permis de renflouer en partie les caisses du PAM. Celui-ci a pu recommencer à verser l’aide aux réfugiés, bien qu’à des montants inférieurs. Mais l’annonce a beaucoup déstabilisé les réfugiés. Ils se sentent vulnérables à l’égard de ce système d’aide qui peut s’arrêter ou diminuer comme ça, par décret. Finalement, en cas de forte carence alimentaire, il peut s’avérer plus judicieux de distribuer des aliments plutôt que du cash.
Lebanon / returnees and IDPs /A Lebanese mother and children examine the remains of their home in the southern Lebanese village, Ayta As Shab. Photo: UNHCR / A. Branthwaite
Photo: UNHCR / A. Branthwaite

 N’y a-t-il pas aussi un risque d’abandon, de laisser les réfugiés seuls devant leur distributeur de billets?

Il est vrai que les gros camions, les hangars et une présence visible des humanitaires peuvent avoir un effet protecteur sur les populations, ou contribuer à fluidifier les voies de communication dans des régions en crise où la mobilité est réduite. La question relève donc du choix politique: tout ce qui est économisé sur la logistique doit être investi dans un travail de proximité, de protection et d’appui des populations et personnes vulnérables. Telle est la vocation première des humanitaires. Non pas de se laisser submerger par des questions logistiques de stockage et de distribution.

Ce système est-il tenable à long terme? Ne risque-t-il pas d’aviver les tensions entre Libanais et réfugiés?

Les tensions se sont déjà manifestées. Une baisse des salaires est observée, surtout dans les petits jobs et dans l’agriculture, où les Syriens sont embauchés avec des salaires inférieurs. Il importe donc aujourd’hui de soutenir les Libanais vulnérables, sous peine de nouvelle crise dans la région. Reste à savoir comment: dans la durée, l’aide en cash s’apparente à un système de sécurité sociale. Etendre celle-ci aux Libanais? Il faudrait alors renforcer l’Etat libanais, son service public, très faible. Or, les groupes confessionnels ont la mainmise sur tout ce qui touche aux services publics: sécurité, santé, énergie, éducation… Doit-on aider ces acteurs, sachant que certains sont soutenus par des puissances étrangères, ou sont considérés comme des groupes terroristes par les Etats-Unis et d’autres pays – le Hezbollah? Doit-on renforcer les capacités de l’Etat libanais en matière de services publics, sous peine de déséquilibrer le système confessionnel déjà mis à mal par l’afflux massif de réfugiés syriens dont la majorité est sunnite? La question est avec qui et comment travailler.

Propos recueillis par Sophie Malka


Note:

(1) Le tabac et l’alcool en sont explicitement exclus.

Référence:

Carbonnier, Gilles (2015), Humanitarian Economics, London and New York: Hurst & Oxford University Press.