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swissinfo.ch | «Dublin est déséquilibré et inefficace, comme le Pacte de stabilité»

Sauver les migrants en mer ne suffit pas: l’UE doit se doter d’une politique migratoire plus solidaire et avec une vision à plus long terme et chercher à affronter les problèmes à la racine, affirme l’expert Ferruccio Pastore. Pour lui, «l’Europe n’a pas intérêt à laisser l’Afrique seule».

Interview de Stefania Summermatter, publiée sur swissinfo.ch, le 19 novembre 2014. Cliquez ici pour lire l’article sur le site swissinfo.ch.

Spécialiste en droit et sociologie des migrations, Ferruccio Pastore dirige le Forum international et européen de recherche sur la migration (FIERI) depuis 2009. L’institut, qui a son siège à Turin, a collaboré notamment avec le Forum suisse pour l’étude des migrations de l’Université de Neuchâtel.

swissinfo.ch: Bien qu’elle ait permis de secourir plus de 150’000 personnes en Méditerranée, une opération comme Mare Nostrum ne peut pas être considérée comme une solution à long terme. De quelle manière devrait agir l’Union européenne?

Ferruccio Pastore: Il est clair que Mare Nostrum n’est pas la solution. C’est seulement un pansement sur une blessure beaucoup plus grande. Important, mais pas suffisant. Durant l’année écoulée, la situation dans des pays comme la Syrie, l’Erythrée ou la Libye s’est sensiblement péjorée, ce qui a poussé un nombre croissant de personnes à prendre la route. Par ailleurs, tant qu’il y avait Kadhafi, qui entretenait avec l’Italie un système d’accords sur le contrôle des sorties et des réadmissions, l’Europe pouvait dormir tranquille. Mais désormais, il n’y a plus en Libye d’Etat qui fasse office de digue – de fait pour le compte de l’Europe, même si ce n’est certainement pas sur la base des standards européens.

Pour cette raison, en Europe, on s’est mis à discuter – mais pour l’heure seulement à discuter – de solutions plus courageuses, d’une politique migratoire européenne plus concertée et planifiée sur le long terme.

L’UE devrait avant tout tenter, avec ses immenses leviers politiques et économiques, d’affronter les problèmes à la racine, de prévenir les crises humanitaires et politiques, comme celle qui se passe actuellement en Erythrée. Elle devrait garantir un niveau acceptable de sécurité dans tous les pays de la région, pour permettre à ceux qui y habitent d’y rester.

Je crois, de plus, qu’il est fondamental de soutenir davantage les pays d’Afrique et du Proche-Orient qui offrent une protection à un nombre impressionnant de Syriens. Le Liban risque de crouler sous le poids des réfugiés et l’Europe ne peut plus se contenter de regarder. Aujourd’hui, les Syriens représentent 25% de la population du Liban; c’est comme si l’Italie comptait 15 millions de réfugiés et l’UE 125 millions.

swissinfo.ch: Parmi les solutions avancées, il y a aussi celle de créer des avant-postes en Afrique où les migrants pourraient demander asile sans devoir atteindre l’Europe. Qu’en pensez-vous?

F. P.: Je crois qu’il est important d’étudier à fond la possibilité d’exporter la protection, même si ce genre de solution – proposée notamment aussi par l’UNHCR – est très ambitieuse et rencontre d’énormes obstacles politiques, juridiques et pratiques.

Supposons que l’on maîtrise les problèmes de sécurité liés à l’ouverture d’un centre d’asile européen en Libye ou au Soudan. Ces pays, déjà fragiles, seraient submergés de demandes d’asile. Et même si le centre réussissait à faire face à ce flux, qu’arriverait-il aux migrants? Ceux reconnus officiellement comme réfugiés – disons 10 à 20% – pourraient venir en Europe légalement, ce qui présuppose toutefois que les Etats européens se soient mis d’accord sur un système de répartition, éventualité encore lointaine. Et les autres 80 à 90%? Ce n’est pas parce qu’ils ne répondraient pas aux critères qu’ils renonceraient à leur rêve européen. La migration illégale ne s’arrêterait pas avec l’ouverture d’avant-postes en Afrique.

Je ne veux pas dire par là que cette possibilité doit être écartée à priori. Au contraire, il est important de considérer toutes les options possibles, parce qu’il n’existe pas une solution «clefs en main» à la question migratoire.

swissinfo.ch: Le climat politique actuel au sein de l’UE ne semble toutefois pas être favorable à une réflexion équilibrée sur le thème de l’immigration…

F. P.: Céder aux chantages de la droite populiste, qui demande de fermer les frontières, de mettre fin à Schengen et aux opérations de secours, risque d’être contre-productif. Certes, à court terme, ne pas investir sur ces thèmes peut être payant. Mais l’Afrique est à une croisée des chemins. C’est un continent avec de grandes potentialités, positives mais aussi négatives. Il est dans l’intérêt de l’Europe de ne pas laisser l’Afrique seule.

Les flux migratoires de la Méditerranée semblent davantage faire peur aux citoyens européens éloignés de la mer qu’aux Italiens. Les Italiens ne seraient pas un peuple solidaire et charitable. Et pourtant, malgré une propagande de droite – entre la Ligue du Nord et Grillo – il n’y a pas eu de révolte contre Mare Nostrum. Ce que demande l’Italie, c’est seulement une répartition des responsabilités dans le sauvetage et l’accueil des migrants et, surtout, dans la prévention des situations qui génèrent ce type de flux migratoires forcés.

swissinfo.ch: Mais l’Italie a été accusée par divers pays européens de ne pas faire son devoir. La ministre suisse de Justice et Police, Simonetta Sommaruga, a affirmé être disposée à discuter d’une nouvelle répartition, mais l’Italie doit d’abord respecter les accords.

F. P.: Ce sont des comportements pas coopératifs et pas loyaux de part et d’autre. Les traités contiennent des obligations d’enregistrer les réfugiés, mais également des obligations explicites de solidarité. Le risque de ces accusations et contre-accusations, c’est de déclencher une spirale négative, sans affronter le problème.

L’Italie n’est certainement pas sans défauts, mais ceux qui pensent qu’on peut identifier et prendre les empreintes de personnes à peine sauvées d’un naufrage, en pleine mer, n’ont aucune idée de ce que signifie une opération de ce type. Le processus d’identification demande du temps et des ressources.

Certes, retenir et obliger non seulement les migrants mais aussi les demandeurs d’asile à déposer leur empreintes est possible. Et on le fait. Mais sommes-nous sûrs qu’obliger des réfugiés et des gens qui fuient à interrompre leur exode et à se fixer dans une partie de l’Europe où ils ne veulent pas rester, où ils n’ont ni réseau de soutien ni opportunité de travail, soit la bonne solution? Comment blâmer une famille syrienne qui veut rejoindre un frère en Suède ou en Suisse, parce qu’elle sait qu’elle a là-bas des chances du surpasser son traumatisme, de trouver un travail et un logement, alors qu’en Italie elle sera condamnée à la marginalité et à l’exclusion?

swissinfo.ch: Le système de Dublin devrait donc être revu?

F. P.: Je pense que oui. C’est un système déséquilibré et inefficace, qui tenait uniquement lorsque les frontières méridionales de l’UE étaient beaucoup moins exposées. Quand les pays de l’Europe méditerranéenne étaient en croissance et en mesure d’intégrer des centaines de milliers de migrants dans leurs propres marchés du travail.

Malheureusement, ces préconditions structurelles, qui rendaient plus soutenable, même si intrinsèquement inique, le «principe de Dublin» ne sont plus d’actualité. On peut faire un parallèle avec l’Union monétaire et le Pacte de stabilité et de croissance qui le soutient: ce système aussi est le fruit de rapports de force entre les Etats européens. Lui aussi a fonctionné jusqu’à un certain point, mais ne fonctionne plus aujourd’hui.

Soit on a le courage de changer l’architecture, ou alors tout le bâtiment devient encore plus fragile.