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Opinion d’Aldo Brina | Mme Sommaruga et sa politique de renvois épinglée à Strasbourg

Aldo Brina, chargé d’information sur l’asile au Centre social protestant, accuse la conseillère fédérale d’avoir poursuivi une politique d’asile privilégiant les renvois systématiques, et d’avoir ignoré les appels d’ONG, jusqu’à ce que la Cour européenne des droits de l’homme la contraigne à changer de cap.

Opinion d’Aldo Brina, publiée dans Le Temps, le 7 novembre 2014. Cliquez ici pour lire l’opinion de Aldo Brina sur le site du Temps.

La Cour européenne des droits de l’homme a condamné mardi dernier la Suisse dans le cas du renvoi d’une famille afghane avec six enfants vers l’Italie, en vertu de l’Accord de Dublin. Les juges de Strasbourg n’ont pas interdit l’exécution du renvoi, mais ont jugé que si nos autorités voulaient y procéder, elles devaient obtenir au préalable des garanties d’accueil dans la Péninsule, où les possibilités d’hébergement et d’assistance sont, et c’est de notoriété publique, largement insuffisantes. En l’absence de garanties, la Suisse viole l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, plus précisément l’interdiction de traitements dégradants.

L’analyse de cet arrêt ne peut se limiter à ses conséquences juridiques. Il doit aussi faire l’objet d’un commentaire politique, en connaissance d’éléments qui n’apparaissent pas dans le jugement de la cour.

Il y a deux ans et demi, un groupe de représentants d’ONG, dont le Centre social protestant faisait partie, a rencontré Madame Simonetta Sommaruga sur le point précis dont il est question dans le récent arrêt de la cour. Avec une revendication simple: demander à la conseillère fédérale de définir des critères de vulnérabilité dans une ordonnance pour éviter des renvois dramatiques des personnes les plus vulnérables vers l’Italie, ou vers d’autres pays où les conditions d’accueil sont exécrables, voire inexistantes. Il ne s’agissait pas de bloquer les renvois Dublin, dont l’exécution est malheureusement devenue centrale dans la politique d’asile, mais bien de «sauver» les quelques cas les plus dramatiques par un usage, limité mais clairement défini, de la clause humanitaire prévue par l’Accord de Dublin lui-même.

La conseillère fédérale nous a répondu qu’elle n’allait pas le faire. En fait, elle a préféré continuer à appliquer mécaniquement l’Accord de Dublin, sans autre limite que celles, très larges, que lui fixerait le Tribunal administratif fédéral. Aujourd’hui seulement, après des mois de bataille juridique d’une ONG qui aurait mieux à faire de ses ressources, la Cour européenne des droits de l’homme fixe à son tour des garde-fous. Madame Sommaruga avait pourtant la marge de manœuvre pour changer la pratique d’un office sous sa tutelle, ou en tout cas pour essayer de la changer. Au lieu de cela, elle a attendu qu’un tribunal l’y oblige.

Cet attentisme pose deux problèmes. Le premier, c’est que cet arrêt intervient aujourd’hui dans un contexte de remise en question toujours plus marqué du pouvoir judiciaire par les populistes, en particulier lorsque les instances juridiques sont supranationales. Faire reposer le respect des droits fondamentaux sur la Cour européenne et ainsi l’exposer à une critique toujours plus enragée paraît particulièrement risqué, et c’est un gâchis puisque cette situation aurait pu être évitée.

Mais le fait d’attendre deux ans et demi a des conséquences encore plus graves qu’aboutir à des attaques contre la légitimité du tribunal de Strasbourg: pendant ce temps, des milliers de réfugiés reconnus ou présumés, parmi lesquels des personnes très vulnérables – des femmes seules avec enfants, des personnes traumatisées ou gravement malades – ont été renvoyées sans précaution aucune vers l’Italie. Les acteurs de terrain voient quotidiennement des tragédies: le 16 mai 2011, une jeune femme érythréenne s’est défenestrée pour échapper à la police venue la renvoyer vers l’Italie. Pas plus tard que la semaine dernière, dans le canton d’Argovie, un jeune homme, érythréen lui aussi, s’est pendu dans sa cellule de détention administrative alors qu’on voulait le renvoyer une nouvelle fois vers Rome.

Madame Sommaruga était au courant de ces situations, mais n’en a tiré aucune conclusion. C’est profondément choquant, mais cela questionne aussi: que disent les socialistes à leur ministre qui, en toute connaissance de cause, laisse faire une pratique qui pourrait aboutir à une violation de l’interdiction des traitements dégradants, et dont l’administration exploite chaque interstice pour procéder à un maximum de renvois? Des voix vont-elles s’élever pour lui demander des explications?

Madame Sommaruga a récemment plaidé pour une répartition plus équilibrée des demandeurs d’asile entre les différents pays européens, pour pallier les travers multiples du système de Dublin. Sa détermination en ce sens est difficile à prendre au sérieux, vu que parallèlement le zèle de son administration à renvoyer le plus de personnes possible vers l’Italie ne faiblit pas d’un pouce.

Mais soit, les Etats situés aux bords sud et est de l’espace européen sont en effet surchargés, et il paraît maintenant évident que le dispositif Dublin s’écroulera bientôt si des solutions pour répartir les réfugiés ne sont pas trouvées. Le modèle interne appliqué en Suisse entre les cantons pourrait à ce titre servir d’exemple. Ce serait là, pour la Suisse, une contribution bien plus glorieuse à la politique d’asile européenne que la politique de renvois à la chaîne pratiquée jusqu’ici, sous la houlette d’une ministre socialiste.